Le public et le privé dans la « privatisation » des universités japonaises Shigeru Okayama professeur Université Waseda Le Japon est un des pays où la privatisation est la plus développ ée du monde : l’éléctricité, l’eau, le gaz, le chemin de fer sont d éjà privatisés et la poste le sera bientôt. Dans le domaine de l’enseignement sup érieur, les trois quarts des universités sont privées. Pouquoi la privatisation est-t-elle aussi d évelopp ée au Japon ? C’est sans doute parce que ce pays a été oblig é de se moderniser rapidement, lorsqu ’il était encore très pauvre : après la restauration de Meiji (1868) et après la seconde guerre mondiale. Pour d évelopper rapidemant le service public, en effet, il n’avait qu’à recourir aux forces du privé. Mais c’est ainsi qu ’il s’était mis en place dans ce pays un système de coopération, ou de connivence presque, entre l’Etat et le secteur privé. Le Japon a persisté dans la voie de la privatisation même après être devenu l’une des premières puissances économiques de la planète. Si la société nationale des chemins de fer japonais a ét é privatisée en 1986 malgré les fortes protestations de ses syndicats, ou si le statut des universités nationales japonaises a été transform é en personne morale indépendante de l’Etat en avril 2004, c’est parce qu’il y avait un silence complice des sociétés privées des chemins de fer, d’une part, et des univerités privé es, d’autre part, qui étaient plutôt favorables à la privatisation généralisée. Il y a en tous cas des contradictions dans le fait que le secteur privé joue un grand rôle dans le service public : la relation d éséquilibrée entres les deux secteurs public et privé provoque des problèmes. Pour le montrer, je voudrais retracer la transformation de la relation des secteurs public et privé dans l’enseignement sup érieur japonais, transformation causée par la réforme universitaire actuelle. 1. Le secteur public et le secteur privé dans l’enseignement superieur japonais Au Japon, les différentes institutions de l’enseignement privé dépendent, comme « personne morale scolaire » Gakkô Hôjin 学校法人, du système de l’éducation nationale dirigé par le Ministère de l’Education. Dans l’enseignement primaire et secondaire, le rôle du secteur public est prépond érant1 . Mais dans l’enseignement sup érieur, le secteur privé occupe la plus grande partie : on comptabilisait 744 universités au Japon dont 568 privées (soit 76,3 %) en 2005 . En nombre d’étudiants, 73 % des étudiants relèvent d’universités privées. A cause de cette importance du secteur privé, la dépense publique pour l’ enseignement supérieur est considérablement réduite au Japon 2 . D’après l’enquête de l’OCDE publiée en 1 Les institutions privées ne représentent que 0,8 % de la tolalité des écoles primaires. Dans l’enseignement secondaire, les collèges privés représentent 6,6 % et les lycées privés 24, 6 %. 2 Le gouvernement japonais dépense par an 2,050,000 yens (13,700 euros) pour un étudiant d ’une 1 2006, le coût du financement public de l’enseignement sup érieur dans ce pays correspond à 0,5 % du produit national brut (PIB). C ’est moins de la moitié de la France (1,1 %) et le taux le plus bas des pays membres de l’OCDE. Il existe certes des subventions publiques pour le secteur privé de l’enseignement sup érieur, mais elles ne représentent que 20 % de la totalité du budget pour l’enseignement sup érieur. En d ’autres termes, le financement du secteur privé dépend largement de la scolarité ou des frais d ’inscription des étudiants. A l’université Waseda, une université privée à Tokyo par exemple, dans son budget total en 2005 la subvention d’Etat représente 11,9 % et la scolarité des étudaints 67 %. Cela provoque une forte discrimination sociale : si la moitié des bacheliers n’intègrent pas aux universités, ce n’est pas parce qu’ils manquent de volonté, mais très souvent parce qu’ils n ’ont pas de moyens3 . Le gouvernement japonais ne semble pas avoir l’intention de changer la situation. Le Japon est un des pays signataires du « Pacte international relatif aux droits économiques et culturels » de l’ONU, mais il reste toujours parmi les trois derniers pays, avec la Madagascar et le Rwanda, qui se réservent le droit de ne pas être contraints par une rublique qui préconise l’instauration progressive de la gratuité dans l’enseignement sup érieur4 . L’ONU recommande depuis longtemps au Japon de renoncer à cette réserve. Mais le gouvernement japonais persiste en consid érant que le secteur privé est trop d éveloppé au Japon pour l’instauration de la gratuité et qu’il y a aujourd’hui de plus en plus de pays qui renoncent à ce principe de gratuité . 2. Le changement de statut des universités nationales et les universités priv ées en déroute Depuis avril 2004, les universit és nationales sont devenues « personne morale de l’université nationale », Kokuritu Daigaku Hôjin 国立大学法人 . Dotées d’un statut de personne morale, elles ne sont plus sous la tutelle directe de l’Etat. Mais elles font toujours partie du secteur public, car la plus grande part de leur budget vient de l’Etat comme autrefois. D’ailleurs on continue de les appele r universités nationales même ap rès leur changement de statut, au lieu de ressasser « université de personne morale de l’université nationale », Kokuritu Daigaku Hôjin Daigaku . Alors qu’est est-ce qui a changé ? D’abord, les enseignants et les personnels de ces « universités nationales » ne sont plus fonctionnaires : ils ont perdu leurs droits comme la protection contre la précarité. Il est maintenant possible pour une université nationale de recruter un enseignant pour un contrat à durée déterminée. Ensuite, la gestion universitaire est université nationale, alors que pour un étudiant d’une université priv ée, il dépense seulement 150,000 yens (1000 euros). 3 Sur ce point voir aussi Shigeru Okayama, « Quelques remarques sur les r éformes universitaires au Japon », L’Université a-t-elle encore un avenir en Europe ? Actes du colloque organisé par l ’ARESER 11 février 2006 (à paraître). 4 La rublique de l’article 13 du Pacte précise que l’enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés et notamment par l’instauration progressive de la gratuité. 2 devenue plus libre qu ’autrefois. Une université nationale peut d ésormais collaborer avec les collectivités locales et les entreprises ; elle peut augmenter les frais de scolarit é s i elle ne dépasse pas 65 % de ceux du secteur privé. Enfin, avec l’introduction du système « l’objectif à moyen terme, projet à moyen terme », Thûkimokuhyô -Thûkikeikaku 中期目標・中期計画, l’université nationale peut obtenir un budget pour 6 ans consécutifs afin de se d évelopper continuellement. En ce qui concerne « l’objectif à moyen terme, projet à moyen terme », c’est chaque université qui élabore son objectif et son projet, mais juridiquement c’est le ministre de l’Education qui les d écide après audition de l’université, et qui lui ordonne de les réaliser. Au terme de six ans, le résultat sera évalu é par le Ministère de l’Education. Il y a en France un système qu’on appelle « contractualisation », dans lequel l’universit é négocie avec l’Etat pour obtenir un budget supplémentaire pour 4 ans. Le Ministère de l’Educaiton japonais l’aurait bien étudié avant de créer le modèle japonais, mais il n ’y a pas dans ce dernier de notion de « contrat » : la relation entre l’université et l’Etat n ’est pas consid érée comme bilatérale comme en France. Or, pour la plupart des universités privées, cette transformation de statut des universités nationales représente une m enace. Elles sont d’autant plus menacées que le gouvernement japonais a admis en 2005 la création d’universités par des sociétés anonymes dans quelques régions pilotes. Cette ann ée (2006), 40 % des universités privées n’ont pas pu recruter le nombre minimum d ’étudiants n écessaires à l’équilibre financier de leur gestion. Comme la concurrence est généralisée, les universités privées doivent lutter pour leur survie. Mais plutôt que de sauver les universités privées de la d étresse, le Ministère de l’Education semble chercher à réduire leur nombre qu’il a pourtant majoré dans le passé pour réagir à la massificaion de l’enseignement supérieur. Il lui faut en effet dégonfler le secteur privé, car on est maintenant dans une phase de baisse d émographique de la population étudiante. En avril 2005, la nouvelle version de la loi sur les institutions privé es de l’enseignement a été mise en application. Elle permet à l’Etat de sanctionner de façon graduelle les universités priv ées qui auraient commis des malversations. Autrefois l’Etat ne possédait qu’une seule sanction possible, l’ordre de la fermeture, sanction difficilement appliquable. Mais maintenant il peut contrôler ces universités en leur appliquant des mesures de correction à différents degrés. Cette nouvelle loi oblige en plus à toutes les universités privées à être évalu ées par un des organismes d’évaluation homologu és par l’Etat, comme s’il n’y avait plus de « liberté de l’enseignement » dans le secteur privé. 3. Les problèmes structurels Pourquoi ce genre de réforme a-t-il été réalisé sans qu’il y ait apparamment de protestation ? Pourquoi les étudiants et les universitaires n ’ont-ils pas protesté massivement contre cette réforme « structurelle » ? Pour cela il faut penser à trois raisons. (1) Le champ universitaire divis é et hiérarchisé 3 D’abord, le champ universitaire japonais est trop divisé et hiérarchisé pour que l’autonomie et la d émocratie y fonctionnent normalement. Lors de la transformation de statut des universités nationales, les grandes universités nationales soutenaient cette réforme. Les petites et moyennes universités nationales de province, beaucoup plus nombreuses, étaient contre. Mais ces dernières n ’ont pas pu s’unir pour repousser la d écision du Ministère de l’Education. Quant au secteur privé, les grandes universités privées étaient pour la réforme, car elles consid éraient depuis longtemps comme in équitable le financement public pour les deux secteurs public et privé et demandaient « equal fitting », une égalité de traitement. La voix des présidents des grandes universités privées s’est jointe à celle des milieux des affaires pour réclamer le changement. Dans ces conditions, les petites et moyennes universités privées, qui sont en vérité de premières victimes de la réforme, ont été obligées de se résigner 5 . En outre, les universités japonaises pratiquent depuis longtemps, surtout dans le secteur privé, une gestion « néolibérale », en recrutant beaucoup d’enseignants non titulaires 6 . La d ésunion est donc inévitable entre titulaires et non titulaires. Les enseignants titulaires, dont le nombre est limité au minimum, se considèrent souvent comme privilégiés et s’inclinent au conservatisme, alors que les non titulaires, peu syndiqués, sont obligés de se taire. (2) La liberté de l’enseignement Ensuite, il y a le problème de « liberté de l’enseignement ». Les universités privées sont au Japon consid érées comme plus libres que les universités nationales dans leur enseignement. Non seulement l’enseignement religieux , mais aussi l’enseignement basé sur « l’esprit de fondation » de chaque établissement, Kengaku no Seishin 建学の精神, sont autorisés pour les universités privées, tant qu ’ils ne d érogent pas au caractère public de l’enseignement supérieur. Cette liberté est toutefois difficile à assumer. « L’indépendance des Sciences », devise pour les universités, a été par exemple ré interprété par un directeur financier d ’une université privée comme suit: « l’indépendance des Sciences ne peut pas être accomplie sans l’indépendance des Finances ». Les universités japonaises privées, qui ne sont pas aussi riches que les universités privées américaines, doivent compter sur les frais de scolarité des étudiants et sur la subvention d’Etat même si cette subvention ne représente que 11% de leur budget annuel. Si elle voulait être vraiment ind épendante financièrement, on devrait recourir à une restructuration plus radicale. Mais c’est ce qui pourrait bientôt arriver, car il y a des gestionnaires qui considèrent qu’il ne faut pas augmenter la part de la subvention de l’Etat dans le budget, au risque de perdre l’indépendance de l’enseignement, principe de base des universités privées 7 . En tous cas, au Japon où il n ’existe pas la tradition de l’enseignement 5 Les universités priv ées de longue tradition, comme Keiô et Waseda, ont plutôt profité de cette réforme pour « se moderniser ». L’adoption en 2002 par le Ministère de l’Education d’un nouveau critère de r épartition des subventions de recherche appelé COE (Centers of Excellence) leur a permis de se distinguer des autres petites et moyennes universités priv ées. Voir sur ce point, Christian Galan, « La réforme des universités nationales japonaises », Quelques facettes du Japon d’aujourd’hui : société, politique, économie, éducation, religion, théâtre. Strasbourg, Maison Universitaire du Japon en France, 2004 (version internet p.17). 6 En 2005, à l’ Université Waseda, il y a 3492 enseignants non titulaires contre 1993 enseignants titulaires. 7 Cf., 市川昭午, Shogo Ichikawa, « 私学の特性と助成政策, Public Aid to Nonpublic Schools », 4 catholique comme en France, il est difficile de mobiliser ce secteur : tous les esprits de fondation sont possibles et ne collaborent pas n écessairement8 . (3) Le paradoxe de l’histoire En troisième lieu et enfin, il faut penser à l’histoire d ’après-guerre japonaise et internationale. Le « mai 68 » japonais a été opprimé par les forces de l’ordre. Dans les ann ées 70, comme pour étouffer ce traumatisme, il n ’y a eu de vraies discussions ni sur le caractère public de l’enseignement sup érieur, ni sur la liberté de l’enseignement privé, ni sur la proportion entre les secteurs public et privé. Dans les ann ées 80, le premier ministre Yasuhiro Makasone a eu l’audace de tenter de privatiser les secteurs publics et en a réussi en ce qui concerne la société nationale des chemins de fer. Mais le Ministère de l’Education était à l’epoque suffisamment fort pour protéger les universités nationales contre la privatisation . Alors ce même Ministère n ’était pas disposé à nationaliser les universités priv ées9 . Certes l’idée était à l’époque presque irréalisable, parce que les universit és priv ées attiraient beaucoup de bacheliers et que leur popular ité d épassait souvent celle des universités nationales. Mais pourquoi n ’a-t-on même pas pensé à cela ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de discussions nationales sur le caractère public de l’enseignement supérieur ? Voilà sans doute le paradoxe de l’histoire. Alors que le Japon était enfin devenu capable d’appliquer une politique du type « Etat providence », les pays d éveloppés occidentaux, eux, se sont trouvés près au piège de politique providentiale, et ont commencé à essayer de réduire le secteur public. L’enseignement sup érieur japonais, efficace et peu co ûteux pour l’Etat, a attiré leur attention et a fini par être considéré comme un modèle de réforme pour les pays occidentaux. Ce qui est étonnant, c’est que les gouvernements japonais et les hauts fonctionaires du Ministère de l’Education, ainsi que les m édias japonais, partageaient le même avis. Depuis, le Japon était comme un coureur de 10,000 mètres qui, aveuglé par sa performance, croit courir en tête du peloton, alors qu ’il est en réalité en retard d ’un tour. Dans les années 90, la bulle financière ayant éc laté et la politique de rigueur du gouvernement ayant échoué, le d éficit financier du Japon devint colossal. Dans ces conditions, le Ministère de l’Educaion ne pouvait plus résister à la pression des milieux politico -financiers 10 . L’objectif de la réforme des universités nationales, mise en vigueur en 2004, était - ce n ’est un secret pour personne - de diminuer le nombre des fonctionnaires, objectif fix é en 2000 dans le cadre 『大学財務経営研究』第一号, 2004, p.183. 8 En France 90 % des écoles priv ées sont catholiques. Le projet de loi Savary proposant de nationaliser l’enseigenement priv é a provoqu é en 1986 un grand mouvement de protestation, qui a fini de le repousser . 9 Voir Christian Galan, « Le concepte de r éforme dans l’histoire de l’éducation japonaise », dans Japon Pluriel 6, Arles, Picquier, 2006. 10 Jusque dans les ann ées 80, les chefs d ’entreprises affirmaient que les universités n ’avaient pas besoin de faire d’enseignement professionnel : il suffisait pour les entreprises de recruter les diplômés bien disciplin és et « vierges », pour qu ’ils les forment à leur gr é après le recrutement. Mais depuis les années 90, ils ont commencé à exiger des universités qu ’elles forment des diplômés prêts à exercer leur emploi. Ils n’ont plus en effet les moyens de les former eux-mêmes. 5 de « la ré forme de l’administration ». Conclusion La réforme des universités nationales japonaises n’a eu pour effet que de rendre floue la distinction entre les secteurs public et privé. Les nouvelles universités nationales (universités dotées d’un statut de «personne morale de l’université nationale » ) sont certes plus autonomes dans le march é que les universités privées grâce au financement public, mais elles sont plus strictement contrôlées par l’Etat à cause même de ce financement11 . Les universités privé es, dotées d’un statut de « personne morale scolaire », sont en principe plus libres dans leur enseignement que le secteur public, mais elles sont plus directement influencées par la loi du marché, faute du financement public. On parle ainsi de la « privatisation » de l’enseignement supérieur, alor même que le Ministère de l’Education ne cesse de dominer ces deux secteurs, en exploitant leurs différentes réactions. Il nous semble possible de dire qu ’il s’agit moins d’une réforme au nom de l’autonomie des universités que d ’un retour à la traditio n « néolib érale » nationale, après 60 ans d ’efforts vains pour la d émocratisation de l’enseignement supérieur d’après-guerre. 11 Ce contrôle a été renforcé surtout par l’introduction des nouvelles règles d’attribution des budgets de recherche comme COE (Centers of Excellence). 6